Vérité : absolue ou relative ?

Dans l’histoire de la pensée une autre fracture a eu lieu, d’une importance remarquable. Elle concerne l’ambition de réussir à dire vrai : en élaborant des jugements capables d’exposer ou de dévoiler la nature des choses et des événements. L’espoir d’y parvenir supposait une conversion pour certains (Platon), un progrès pour d’autres( Descartes), mais il a fallu remettre en jeu sa possibilité même ; c’est-à-dire rompre avec l’espoir d’y parvenir, quel que soit le moyen, et redéfinir la notion même de connaissance(Hume, Kant) et d’accès au vrai. L’idée que l’homme se fait de lui-même a été bouleversée de ce fait.

La conscience est une source de questionnement, d’étonnement devant la présence énigmatique des choses. On pourrait voir en cette faculté humaine aussi bien la marque d’une nature d’exception ou d’une nature catastrophique.

Exceptionnelle d’abord fut la connaissance divine dont nous disposions, comme nous le figurent les mythes qui rapprochent l’homme de Dieu : à ses côtés, enfant préféré, il reçoit la capacité de nommer la Création, preuve qu’il la connaît, qu’à travers le langage divin reçu en héritage le sens des choses est immédiatement maîtrisé. De ce moment mythique, il ne resterait après la chute, que le désir de retrouver cette proximité intellectuelle avec les formes du monde, mais sans garantie d’y parvenir. Tout le problème vient du fait que nous ne sommes pas créateurs du monde et que nous l’abordons par ses apparences, ses raisons d’être nous échappent, ainsi que les modalités de son développement. Or nous avons besoin de cette connaissance pour trouver la paix et la tranquillité, éviter les dangers qui approfondissent encore plus notre vulnérabilité naturelle.

D’où l’idée d’une nature catastrophique dont nous parlions aussi : inadapté, perdu, errant dans un monde pour lequel nous ne semblons pas fait tant il nous inquiète. L’adaptation imparfaite qui est la nôtre dans le monde tranche avec l’harmonie d’une espèce animale et de son habitat, son environnement. Comme si nous n’étions pas fait pour ce monde-là, dans aucun de ses recoins ; nous devons construire les conditions de sa lisibilité pour être pratiqué en toute sécurité et bénéfice. La connaissance serait la modalité naturelle de notre adaptation, le moyen issu de la sélection naturelle en tension afin d’assurer la survie de l’espèce. Peut-être. Les scientifiques actuellement penchent pour cette hypothèse, qui expliquerait par exemple la disparition de l’homme de Neandertal au profit de l’Homo Sapiens, notre ancêtre, un petit malin.

Ces questions ont donné lieu à plusieurs démarches, plusieurs genres de réponses : religion /philosophie /art /science.

Ce qui les distingue :

  • Les démarches et natures des propositions qui leur semblent satisfaisantes

  • La source du savoir

Toutes reconnaissent qu’elles ne sont pas un savoir illimité, absolu. Mais les limites ne sont pas les mêmes :

  • Volonté divine comme raison énigmatique de l’être, mystère impénétrable, pour la religion.

  • Complexité du réel comme limite provisoire ou absolue pour la science.

  • Croyance indépassable en des principes et fondements, doute sur les possibilités de l’esprit humain, pour la philosophie.

  • Opacité et subjectivité consubstantielles à l’approche artistique.

Par delà la difficulté inhérente à chaque domaine dans sa quête de vérité propre, avec les moyens qui la définissent, s’affirme la concurrence des démarches. Quels critères pourrons-nous proposer pour trancher le débat ? Comment établir qu’une approche est la meilleure, la plus performante, la plus sûre ou la plus utile ? Quel est le meilleur critère de vérité et quelle quête est la plus essentielle pour l’humanité ?

Mais d’abord la prétention à une vérité absolue était présente dans toutes les démarches.

Il était impossible à Platon de concevoir la vérité autrement que comme accès à l’être même des choses, mise en relation avec les essences éternelles et immuables. Ultime point de référence pour cesser de s’approcher en paroles et raisonnements ; y être enfin, en présence de ce qu’on représentait en attendant, à l’image de l’être sans en être. La vérité suppose une conversion de l’âme qui se souvient des Essences, réalités intelligibles, modèles éternels des choses sensibles du monde naturel. Les jugements émis, les discours, n’ont pas leur justesse en eux-mêmes mais se mesurent à l’aune de cette vérité absolue. Platon est un métaphysicien : il pose l’existence nécessaire d’un monde d’Essences intelligibles par delà les réalités naturelles, la vérité des discours ne tient qu’à leur clairvoyance, à leur capacité d’approcher et révéler ces Essences.

Descartes pose la possibilité d’accéder à la vérité absolue mais d’une autre façon : l’esprit est sous la protection divine, quand il pense droitement il peut espérer penser le vrai. Ce qui est vécu comme une expérience de penser exigeante et rigoureuse, en quête d’évidences résistant aux doutes les plus extrêmes, est garantie par un Dieu bon comme le moyen de voir le vrai.

Ces deux philosophes ont pour ennemi le scepticisme et le relativisme. Platon combat les Sophistes qui affirment que « l’homme est à la mesure de toutes choses », ce qui signifie que chacun énonce des vérités relatives à sa situation ou ses intérêts, sans qu’aucune contestation ne soit légitime, sans qu’aucun accord ne soit nécessaire pour être recevable. Ce qui vaut pour l’un ne vaut pour personne d’autre sans en supprimer la pertinence. Le tissu des vérités communes, reflet d’un accès à l’être véritable des choses, se dissout alors dans un relativisme général où chaque énoncé s’impose et disparaît comme une bulle de savon. Le langage n’est plus qu’un jeu, un rapport de force, un créateur de fiction. Platon affirme que l’Être existe sur un mode éternel et que l’âme humaine le voit quand elle se prépare et s’épure pour y parvenir, sans cela parler ne veut plus rien dire.

Il nous a fallu rompre avec cette volonté métaphysique cependant. Elle demande une croyance difficile à tenir en un monde qui nous dépasse et qui reste étranger à notre perception. Cette croyance manque de justification. Elle énonce des vérités qui sont difficiles à soutenir, à fonder. Elle suppose d’abord un lien privilégié entre l’esprit humain et l’ordre du monde, ses causes profondes, ses formes sûres, ses fins éclatantes. Cette proximité qui assure une compréhension sans faille rappelle la croyance mythologique et religieuse entre la créature et son créateur, et le créateur n’est pas celui qu’on croyait. Le scepticisme a fait les ravages que l’on voit : le doute sur la fécondité de l’esprit humain s’est bien immiscé et profondément dans nos philosophies, demandant des garanties impossibles à donner. D’un extrême scepticisme impossible à tenir ( pratiquement, naturellement et théoriquement) nous sommes passés à un scepticisme modéré qui a infusé sa prudence dans le travail intellectuel et nous a amenés à repenser la nature de la vérité. Dans l’idée d’une vérité absolue, l’Être était saisi dans son Essence même et cette révélation ne pouvait que mettre tout le monde d’accord, idéalement parlant. Ou bien pour parler comme Descartes, l’évidence produite par un esprit étant la reconnaissance d’une vérité garantie totale et parfaite, tous les esprits reproduisant cette évidence se rejoignaient en elle. De ce schéma idéal mais inaccessible, nous sommes passés à une vérité que l’accord des esprits constitue, et seulement cela, à partir de méthode d’analyse et de synthèse. La vérité est une construction qui admet des tâtonnements et des progrès. Elle a accepté sa naissance humaine, elle admet ses limites et ne cesse de perfectionner ses techniques d’approche.