Au départ était l’incompréhension entre la philosophie et l’art …

 

La question est empruntée à un livre de Platon, très suspicieux à l’égard des artistes (« imitateurs »), la République. L’objectif des artistes est de plaire, de faire naître un plaisir chez le récepteur. L’artiste s’adresse à la sensibilité, il la manipule, la flatte ; il compte sur cette disposition immédiate de l’individu qui ressent sans effort. On voit ici une opposition qui deviendra classique : entre la sensibilité et la raison, la sensation et le raisonnement, la passivité de l’affect et l’activité du jugement. Cette opposition restera présente dans notre pensée jusqu’au 19ème siècle, remise en cause seulement par le Romantisme.

 

On se souvient par exemple de la distinction entre la passion et la raison chez Descartes, fondatrice de la séparation entre le règne humain et le règne animal assimilé à la machine. La passion est un jugement précipité, emporté par les affects. La sensibilité ne contient aucune vérité, la représentation est passivement formée par un esprit sous le charme. Descartes ne réfléchit jamais à l’art directement. Kant est le premier grand philosophe à théoriser la sensibilité esthétique : il lui reconnaît une force organisatrice du monde de la perception, donc un début de connaissance ou de possibilité de connaissance se révèle en lui.

 

Une omniprésence dans le monde humain :

 

Pourtant l’art est constamment présent dans notre monde : notre espace, nos lieux de cultes ou nos maisons, dans tûtes les cultures, indépendamment de leur niveau de développement économique. On peut s’étonner de ce mépris quand il s’affirme en acte comme un élément essentiel ! Cependant une question se pose à partir de ce constat : est-ce bien toujours la même chose partout et toujours ? Les Nawbikwaras décrit par Lévi-Strauss, vivant dans un total dénuement, et porteurs seulement de quelques parures « esthétiques » sur leur nudité sont-ils amateurs d’art au même titre que le collectionneur occidental du 20ème s ? La question qui se pose est celle de la définition : s’agit-il d’art partout ? À chaque époque ? Comment ramener cette diversité à un seul et unique concept ?

 

L’objet d’une admiration particulière :

 

Le mépris dans lequel le tenait la philosophie est d’autant plus surprenant que l’art a toujours suscité une grande admiration. De ce fait, on pourrait nous contester le droit d’en discuter, les enjeux sont en effet majeurs : ne s’agit-il pas ici de la postérité offerte ou refusée à l’artiste par son élection parmi les prétendants au titre d’artiste ? ou bien de la reconnaissance matérielle que les puissants de toute époque ont prodiguée aux artistes ?

 

En tant que citoyen et individu nous sommes légitimement fondés à réfléchir : cette admiration et ses conséquences nous concernent. La force de l’art est un outil politique réel qui peut porter atteinte ou au contraire renforcer les valeurs politiques.

 

La question qui se pose ici : cette fameuse définition que nous cherchons pouvons-nous la faire à titre individuel ou bien faut-il être détenteur d’un savoir : historique et esthétique ?

 

Est-il possible de comprendre une création qu’on dit géniale c’est-à-dire originale, nouvelle ? N’est-ce pas l’obscurité épatante de la création esthétique qui la rend à la fois incompréhensible et admirable ?

 

Connaître l’art ou se connaître par l’art ? :

 

Si la philosophie a fini par s’intéresser à l’art, c’est sans doute parce que son existence et sa raison d’être sont porteurs d’une réelle connaissance de l’humanité. À travers lui, on peut prendre conscience de notre pouvoir de connaître et de nos représentations mentales. En tant que création culturelle, l’art est-il porteur de normes ? en tant qu’expérience esthétique est-il un outil de libération de ces normes mêmes ?

A) Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?

1) Un travail comme un autre ?

Le vocabulaire moderne est clair : l’artiste « travaille » dans son atelier, il montre son « travail » dans l’exposition, il revendique donc ce terme pour lui. On est loin de la dépréciation aristocratique du travail, le sérieux de l’existence démocratique au contraire s’acquiert dans la reconnaissance d’un travail exigeant et utile. L’artiste prétend travailler, produire des réalités qui nécessitent du savoir-faire et traduisent un besoin, au coeur d’une société où il s’insère. Mais en quel sens faut-il accepter ce terme ? Est-il juste d’accoler le mot travail à l’activité artistique ?

Nous avons déterminer des propriétés du travail : l‘exercice de la pensée intéressée à transformer de la matière, à lui donner la forme et les caractères utiles à notre consommation vitale ou non. Il implique la technique comme ressources dont il dispose mais aussi comme inventions qui procèdent de lui. Il exige l’engagement de notre subjectivité au sens où le projet individualisé et voulu devient l’énergie de l’action ; aucune force naturelle ne permet d’expliquer l’intensité du travail humain ainsi que la multitudes de buts qu’on lui donne. Le travail est un acte communautaire : il utilise les ressources produites par les hommes du passé, il produit pour les hommes du présent et il induit des conséquences sur la condition et l’environnement des hommes du futur.

Vu de l’extérieur, l’artiste semble s’affairer comme un travailleur lambda, usant d’outils et de techniques pour produire quelque chose, qui devient chose utile à quelques uns ou patrimoine commun. On comprend que dans le passé les deux statuts : artisan et artiste aient été confondus, comme l’indique la racine commune de leur nom : art. Fait avec art signifie fait par la main de l’homme usant d’outils et de gestes adaptés. Par exemple les arts martiaux gardent cette étymologie : ce sont les techniques de la guerre, du combat guerrier et non la production d’oeuvres. Pour aller dans ce sens, nous pouvons citer de nombreux exemples d’artistes qui nous apparaissent comme des travailleurs au sens où ils se donnent de la peine, mais aussi où ils mettent en œuvre des techniques ordinaires, et se battent contre une matière difficile à tordre et à plier.

Chillida : une forge pour construire un peigne…

Hirst : du formole pour pérenniser l’animal…

Mueck : des effets ressemblants aux vrais gens..


Annette Messager : bien coudre pour s’entendre…

 

 

 

Dans un monde démocratique, le travail est la source de la vie sociale, des droits sociaux. Il crée les conditions de notre existence, en produisant des biens ou en nous en permettant l’accès. Les revenus du travail sont la seconde conséquence du travail : ils permettent d’accéder aux biens produits par les autres dans le cadre du travail. C’est la seconde car la première est la création du monde, la mise en place des choses (biens stables, objets techniques, aménagement de l’espace) et des institutions (outils de la gestion du monde) dans lesquelles nos vies vont se dérouler et qui vont changer notre façon même de concevoir la vie humaine. Celle-ci est conditionnée, c’est-à-dire qu’elle se déploie différemment selon le moment historique et technique dans lequel elle a lieu. Elle se pense différemment, elle se ressent différemment, elle s’appréhende elle-même avec des idées différentes de ses puissances et ses limites, de ses forces et ses dimensions vulnérables.

De ces points de vue, l’activité de l’artiste est-elle comparable à celle des travailleurs en général ?

Du point de vue technique, il faut reconnaître que les artistes modernes et contemporains ont conquis une liberté totale dans l’usage des matières, des outils ou des procédés. Rien ne leur est interdit par aucune censure désormais, ou presque. Ni des matières périssables, ni des techniques étrangères à la tradition, ni des machines qui excluent le geste direct, rien n’est impossible pour produire des œuvres dont la paternité est pourtant revendiquée. Ce n’est pas la technique qui fait la différence, mais certainement la causalité productrice à l’oeuvre. Ce lien n’est pas clairement de cause à effet (tel le fer manifestement tordu par le forgeron) mais de désir à réalisation par des moyens techniques plus amples et variables, où les usages techniques changent au grès des objectifs se précisant.

L’artiste est manifestement plus libre de changer de technique, d’en faire un usage inattendu, d’en associer plusieurs.

B) L’art est-il un langage ?

L’artiste s’exprime-t-il comme tout le monde ?

Ce qui caractérise un langage est d’être un système de signes établis, conventionnels. Ils permettent l’expression de la pensée, des émotions ou des sensations, et la communication entre des membres de la communauté. Les signes doivent être stables pour permettre l’apprentissage et l’usage quotidien et collectif. Ainsi les mots appris, en respectant les sons et le sens commun, permettent des échanges sécurisés. Le propre de l’art est de créer de nouvelles formes, comment concilier cela avec un langage commun et contraint ?

Les signes et les symboles : lire une oeuvre ?

L’histoire de l’art nous montre que la culture contient une grande quantité de symboles et de signes imagés ou sensibles en général. Les Fables de la Fontaine par exemple exploite des symboles culturels comme le renard, l’aigle, le loup…le renard est le symbole de la ruse : il n’est pas particulièrement rusé, mais il ressemble à un être rusé qui prendrait des précautions pour agir, qui attendrait le bon moment bien caché … L’image du renard porte donc dorénavant une signification pour ceux qui connaissent ces textes culturels. Les œuvres d’art utilisent ces symboles, par exemple les tableaux religieux puisent dans un grand fonds de symboles.

la peseuse de perles de Vermeer

Vermeer van Delft; 1632–1675.
Washington, National Gallery of Art.

Ex de la Peseuse de perles de Veermer : des symboles traditionnels sont composés dans ce tableau.

Eléments matériels dans le tableau

Signification

Tableau Jugement dernier

Perspective religieuse : au-delà

Perles

Ame

Balance

Juger

Miroir

Vanité

Foulard

Humilité, intériorisation

Couleur bleue de l’habit

Référence religieuse

Ce tableau met en scène un rapport direct à Dieu par la méditation de la future mère. La lecture des symboles : tableau du jugement dernier par exemple nous met sur la voie. Ce tableau propose une justification de la vie matérielle par les valeurs religieuses (richesse, paix, grâce). Il s’agit ici d’un questionnement religieux et moral : comment sauvez son âme ? La mère en charge de son enfant retrouve cette question essentielle en un moment de méditation, s’immisçant dans une activité quotidienne et commerciale.

L’expression hors des sentiers battus des symboles culturels :

Etude de texte de Merleau-Ponty.

Commentaire :

Définition négative de l’expression : simple extériorisation d’un énoncé silencieux déjà constitué pour l’essentiel. Passage à la matière, à la communication possible. Dévoilement d’une réalité préexistante, préformée en nous. Car cette mise en forme de la pensée serait déjà le résultat d’un travail expressif.

Dans le mode technique, on distingue “conception” et “exécution”. L’une est la définition abstraite d’un ouvrage à réaliser, sous son attention. Mais cela ne décrit pas le phénomène de l’expression.

La vie spirituelle avant l’expression n’a pas de visage défini. Elle est une vibration, une sensibilité, une émotion, une inquiétude ou une curiosité qui part dans tous les sens, ou est traversé par de multiples tentations. Ce mouvement intérieur n’aboutit parfois à rien, ou parfois persiste et s’actualise de façon insoupçonnée.

Cela vaut autant pour l’œuvre que pour la parole. La parole n’a pas de modèle : de texte préétabli qu’il faudrait seulement extériorisé, dire à haute voix. L’exercice de la parole le montre bien : quand nous commençons à parler, nous ne savons pas ce que nous allons dire, le discours se déploie, et nous sommes satisfait ou nous reformulons autrement jusqu’à ce qu’il nous convienne. Mais cette “perfection” n’a pas de modèle. Il en va de même pour l’œuvre d’art : rien ne la précède, si ce n’est cette vague fébrilité, cette intention de faire quelque chose d’inconnu qui tâtonne sa forme.

Le sens n’est pas préexistant. Devant l’infinité des sens possibles, on se fraie un passage qui ensuite détermine un chemin mais il n’avait pas été parcouru, ni envisagé tel quel. Le sens c’est l’orientation dans le monde, le choix d’un fil conducteur mais il se fait en marchant.

Merleau-Ponty nous fait donc réfléchir à l’origine du sens. On peut parler pour répéter ce qui a été conçu par d’autres ou par soi-même ; sans vivre ce sens à nouveau, sans le produire vraiment ; comme on peut mettre ses pas dans un chemin tracé.

Cela nous fait oublier que le véritable pouvoir de la parole est de faire naître du sens nouveau ou nouvellement. La source du sens n’est pas le monde lui-même qui le déposerait en nous ; dont nous ne serions que le miroir réfléchissant (comme dans la tradition platonicienne ou classique : par l’intermédiaire de Dieu). Nous oublions ainsi que l’homme est créateur de sens, que c’est là un des fruits de son existence, le plus spécifique dans le monde de la nature.

L’idée d’intersubjectivité : Ce sens exprimé, c’est-à-dire éclôt dans l’œuvre de l’artiste doit se communiquer. Cela implique donc que sa part d’arbitraire soit rejetée. L’œuvre est un don de sens non une contrainte. Pour cela elle doit exposer, en même temps que son terme, sa genèse. Elle doit donner à voir son éclosion.

= Art classique : soucieux de sa finition, de ne rien laisser paraître de sa facture ; d’apparaître comme un miracle de grâce immédiate, proprement illusoire ( théorie de l’inspiration).

L’œuvre donc acquiert un autre rapport au temps.

Elle ne s’enferme pas dans un moment d’éternité, mais s’installe plutôt dans une durée à la limite de l’évanescence et cependant implacable de réalité.

L’expression comme l’interprétation sont des expériences, des moments de vie spirituelle qui durent et traversent des étapes : de l’énigme à la clarté, de la solitude à la communication.

Mais la communication s’atteint dès l’expression, elle est contenue en elle, elle n’est pas un moment spécifique. L’autre est présent comme l’esprit fait son chemin vers le sens.

 

Interprétation d’oeuvres.

 

 

 

C) L’artiste est-il un génie ? : un être exceptionnellement créatif.

Freud s’interroge sur la motivation pour devenir artiste. Il va déduire de sa théorie générale de l’Inconscient le choix de l’individu de s’engager dans cette voie. Le propre de l’individu est de subir des contraintes culturelles qui dés l’enfance le font renoncer à diverses sources de jouissance possibles. L’existence humaine en société suppose une forte restriction de nos pulsions et un tri sévère des désirs compatibles avec notre co-existence pacifique. Le refoulement qui procède à ce tri, produit l’Inconscient, c’est-à-dire nous permet d’écarter de la conscience ces pensées et désirs asociaux, et nous rend disponible pour des activités valorisées par la culture. Ainsi l’art peut être considéré par la culture comme une activité de sublimation valorisée. De plus, l’imagination nous offre des compensations à ces frustrations imposées par l’éducation, chez tout un chacun : les rêves, les songes, les fictions, nous offrent quelques moments de répit. L’artiste semble encore plus tendu vers ces satisfactions imaginaires, il crée des mondes fictifs où son existence se déploie de façon plus subjective et satisfaisante. Mais le risque de s’y complaire est grand et frôle le délire, dit Freud, il marque sur une crête dangereuse. Cependant l’artiste fait quelque chose avec son imagination, une œuvre partageable, interprétable par les autres. L’artiste par son œuvre reprend pied dans le monde commun et nous offre une connaissance de la vie fantasmatique ou émotionnelle de l’artiste.

 L’artiste est-il perspicace ?

Nietzsche prend de la distance avec l’idée d’un génie créateur, porté par une imagination débordante, plus sensible ou émotif qu’un autre. Il voit surtout dans l’artiste un œil exigent et perspicace, un esprit capable de juger de al qualité du travail effectué, de la valeur innovante d’une trouvaille ou d’une forme d’ expression. L’artiste est le premier et le meilleur critique de son œuvre.