Présentation synthétique du problème : comment la langue devient-elle la nôtre ?

La fonction première, originelle, du langage serait, par comparaison avec les espèces animales, la communication. À celle-ci s’ajouteraient plus tardivement l’expression de la vie subjective et du travail de la pensée. Ce schéma classique reproduit, une fois encore, l’idée d’arrachement humain à la vie sensible, le dépassement d’une nature frustre par l’effet de la perfectibilité. Pourtant rien ne permet d’affirmer avec certitude ce schéma, cette histoire d’un dépassement des fonctions vitales du langage pour privilégier et renforcer ses fonctions expressives et spirituelles. Des savants prétendent que le langage est apparu d’emblée pour répondre au besoin de récits fondateurs de la vie sociale, donc un besoin social et symbolique et non instinctif. Le langage humain est en rupture avec le langage animal fait de signes impulsifs et stéréotypés, plus proches des réactions émotionnelles que des significations arbitraires et conventionnelles portées par les mots de la langue ou les opérateurs logiques des phrases. Le langage humain est symbolique et social : il est formé de signes dont la communauté mémorise la signification sans empêcher les changements, dans le jeu des échanges dont les mots sortent retoqués où littéralement pervertis. Retracer l’histoire d’un mot nous fait prendre conscience d’une histoire sociale de la pensée qui s’y dépose et s’y recompose. Il nous parle du locuteur socialisé bien plus que de sa situation animale.

A) Le langage de l’homme fait-il exception ?

Le débat entre les textes de Lucrèce et Descartes permet de répondre à cette question de façon nuancée. Lucrèce est un matérialiste, a priori rien ne permet de distinguer l’espèce humaine des autres espèces, toutes suivent une nécessité naturelle. Rien en permet non plus de distinguer le langage des autres compétences naturelles : marcher, se restaurer… Nous parlons comme les autres espèces communiquent, et pour des raisons naturelles. La forme même de notre système de communication est dû aux compétences de notre corps et au fait qu’il est affecté par ce qu’il vit sensiblement. Ses sensations s’expriment sous la forme la plus simple, la plus immédiate accessible au corps.

Cependant, rétorque Descartes, les hommes ne parlent pas que de ce qu’ils ressentent mais aussi de ce qu’ils conçoivent. Je parle de quelque chose qui n’est pas là, ou bien qui n’existe même pas, tel les contes sur les licornes ou les sirènes. Comment croire dés lors que je réagisse seulement au monde quand je parle !? Je peux même expliquer des notions mathématiques très abstraites sans jamais avoir vu à quoi ça ressemble, car cela n’a pas de forme et de réalité sensibles. Même les hommes délirants parlent et me répondent sur des sujets qu’ils imaginent, et sans fondement objectif.

Ce débat montre que l’homme parle d’une façon spécifique, naturelle ou non ? Peu importe en fait car l’homme a cultivé sa nature depuis un temps immémorial ; la question de l’origine est sans réponse, les savants en discutent encore. Ce qui est certain est que l’homme exprime bien sa pensée en parlant, ou bien les pensées qu’il partage avec son groupe social, puisque la langue est la manifestation réelle du langage pour nous et qu’elle est définie au sein d’un groupe social et culturel donné.

Comment les hommes pensent-ils réellement ? Cela implique autant le corps que l’esprit. Cela n’est pas simple d’en tracer le processus de formation. Concrètement nous pouvons comprendre grâce aux linguistes, tels F. De Saussure ou E. Sapir comment cette pensée est déposée dans les mots.

Les apports de la linguistiques :

Nous avons vu avec Descartes que le langage humain exprime la pensée, mais comment cela est-il constitué dans la langue ? Pour répondre à cette question, nous pouvons utiliser les connaissances de la linguistique, science établie par F. De Saussure.

Il résume par cette phrase la nature de la langue humaine faite de signes : « Le signe linguistique est arbitraire et conventionnel« . Cela demande plusieurs explications : signe ? arbitraire ? conventionnel ?

Signe : une réalité sensible mise à la place d’une réalité spirituelle ; par exemple un son produit par la voix : « au revoir » me fait penser à une idée : « je dois comprendre que quelqu’un s’éloigne de moi ».  Un geste de la main peut aussi être un signe pour dire la même chose, alors on ne le nomme pas linguistique mais usuel.

Arbitraire : aucun lien intuitif ou naturel n’existe entre le signe et sa signification ; entre la rose réelle et le nom qui en parle, aucune ressemblance n’est possible,

Conventionnel : le lien ne repose que sur la convention sociale du groupe qui pratique cette langue. On m’apprend à associer la rose à son nom, je fais un effort de mémoire pour le retenir, je n’aurais pas pu le deviner. La diversité des langues soutient ce fait : on fait des sons différents dans chaque langue pour dire des réalités identiques.

Avec Saussure, on a commencé à voir la dimension sociale essentielle du langage pour l’homme, la conséquence sera aussi dans le sens des mots, pas seulement le son. Cela nous introduit à d’autres problèmes.

B) Le langage peut-il exprimer notre singularité ?

1) En suivant la pensée d’E. Sapir :

Sapir Synthèse Voir aussi dans les textes étudiés le commentaire du texte de Sapir

Camille Claudel Les causeuses

Sapir attire notre attention sur le fait que la langue n’est pas seulement faite de sons différents mais aussi de mots au sens différents. L’interprétation du monde : des réalités naturelles et humains du monde qui nous entoure, est différente selon les langues. De ce fait les langues ne sont pas transposables l’une en l’autre.

Cela a plusieurs conséquences : chaque langue impose sa façon de penser à tous ses locuteurs ; et donc limite sa perception du monde et sa capacité à communiquer avec les individus hors de sa société. (Voir l’exercice fait en groupe sur la traduction jeudi 12 mars).

2) Le paradoxe de l’expression : en suivant la pensée de Bergson

Bergson-Texte4

Au comble de l’intimité, loin des regards, nous continuons de nous parler à nous-mêmes. Le langage nous permet d’élaborer en secret la compréhension de nous-mêmes et du monde. Les êtres et qualités identifiés par leur nomination affirment et renforcent leur présence autour de nous. Qui parle ? C’est à travers le langage que nous répondons à cette question, c’est lui qui nous porte au jour, qui nous fait naître aux Autres en nous donnant une voix. Maître de lui, nous lui faisons reconstituer le fil décousu de notre vie par le récit, cherchant la continuité de temps et de sens que sa grammaire permet. Les récits entremêlés finissent par créer l’étoffe d’une vie dans laquelle nous nous drapons. L’histoire d’une vie mise en mots, saisissable, audible, se constitue en une identité. Mais le doute apparaît sur la valeur de cette constitution de soi par le langage quand on prend conscience que le langage est habité d’idées « étrangères ».

Quand le mot « femme nous est donné »  par exemple, nous voilà contrainte de l’accepter et d’y adapter notre expérience existentielle : nous sommes une femme fatale ou militante, vindicative ou soumise, pionnière ou conservatrice…mais d’abord une femme, comme l’exige le langage. Comment parler de soi autrement ?

Ce constat fait du langage une réalité problématique : libérateur par le moyen qu’il nous donne de comprendre et ordonner l’ensemble de notre expérience existentielle, il est aussi aliénant à un monde d’idées dont la formation nous échappe et cependant s’impose à nous dès notre plus jeune âge.