Introduction :
Ces mots sonnent comme le souvenir d’un moment douloureux où la catastrophe nous est tombée dessus. Ce moment est présent dans plusieurs textes mythologiques, de différentes traditions. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » sont les mots exacts de la malédiction divine dans la Genèse biblique. Les mythes sont produits par des hommes qui cherchent un sens à leur expérience et leur nature, cette façon douloureuse d’envisager le travail est quotidienne : il se répète, il nous fatigue, même quand il nous plaît, il échoue parfois, il nous prive de notre temps…comment ne pas le trouver difficile et douloureux ?! Nous le comparons à des temps plus agréables : le jeu, le hobby, la détente, le divertissement. Nous formons le souhait irréaliste de ne pas avoir à travailler, d’avoir les fruits du travail sans les efforts à fournir, comme les privilégiés des autres époques (les Nobles ou les hommes libres en Grèce Antique) mais notre esprit démocratique et humanitaire nous détrompe rapidement. Peut-être un jour les machines nous libéreront-elles de ce fardeau…? mais ne sont-elles pas aussi produites et conduites par des hommes qui travaillent !? Il nous faut bien dans un premier temps reconnaître que le travail semble être un élément indépassable de notre condition humaine.
Par delà une plainte stérile, quels problèmes tirer de ce constat ? Est-ce vain et puéril de vouloir dépasser notre condition ? Est-ce un souhait superficiel, qui ignore les bienfaits du travail : sociaux et personnels ? On prend plaisir à créer, à s’exprimer par le travail, à coopérer avec les autres, à participer à des ouvrages remarquables. Ici se pose un autre problème : de quoi parlons-nous exactement quand nous disons que nous travaillons ? Est-ce une simple activité, productrice, dynamique et appliquée mais solitaire ; ou bien est-ce une activité sociale dans le cadre d’une organisation collective ? Comment nos intérêts personnels sont-ils investis dans une œuvre collective ? Cette modalité de production, qui prend en charge notre aliénation naturelle, nous rend-elle en plus dépendants les uns des autres ?
Nos questions : quelle est la particularité du travail humain? En quel sens est-il une action sociale et technique ? Comment engage-t-il et transforme-t-il notre subjectivité ? Est-il indépassable démocratiquement ?
Plan de travail :Plan Travail 23
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Le travail est–il une conduite vitale ?
a) Qu’est-ce qu’un travail ? Est-il spécifiquement humain ?
On peut partir (on doit) du langage courant, il contient une idée commune, populaire, consensuelle, du travail, tel qu’il est abordé et conçu par les locuteurs de la langue.
Expressions du langage courant |
Extraction du concept populaire du travail. |
Un premier travail est difficile à trouver. |
Un emploi pour gagner sa vie, une fonction ou un métier par lequel on répond à un besoin social et dont on tire un revenu, ou bénéfice. |
Une femme à terme est entrée en travail. |
L’accouchement a commencé, et avec lui les efforts et les douleurs aussi. |
Les pièces de bois travaillent dans le meuble.
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Le meuble commence à vieillir, il a subit les pressions physiques des utilisateurs ou les variations de la température. Il est moins stable, il faut le revisser ou mieux en ajuster les pièces. |
Il faut travailler pour réussir ce qu’on entreprend. |
La volonté n’est pas productrice, ce sont les actions persévérantes et efficaces qui concrétisent les déclarations d’intention. |
Elève sérieux et travailleur. |
Il est porteur d’initiative, il reprend ses leçons, s’applique à faire ses exercices ; il cherche la meilleure technique et l’applique avec patience. |
Définition du concept porté par le mot :
Le travail se présente comme une activité qui n’est pas son propre but mais qui produit quelque chose,utile aux autres ou à soi-même, directement ou indirectement. Cela demande des efforts, de la persévérance, du savoir-faire, et donc provoque une forme de souffrance. Il met en œuvre les moyens qui rendront concrets, réels, nos désirs et nos projets.
Pour aller plus loin dans la construction du concept de travail humain, faisons quelques comparaisons ou approfondissements :
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Cette définition contient une intersection avec l’activité des animaux : eux aussi répondent à certains besoins par la transformation de la matière, Mais contrairement à nous ils le font a minima, ils s’intègrent à leur milieu, ils ne le transforment pas radicalement. Le travail humain bouleverse son monde, il le soumet à ses exigences autant qu’il peut ; l’intrusion et la contrainte qu’il y porte sont de taille. C’est là une première différence remarquable.
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Contrairement au travail des objets ou des forces naturelles, le travail humain est fait par un sujet, une personne qui agit de sa propre volonté. Il définit un but, en relation avec des besoins sociaux et les réalise en utilisant des techniques socialement héritées. Le travail prend place dans la culture : qui définit les buts positifs, qui fait dons des acquis du passé, mais qui demande la vitalité individuelle pour exister.
Il assume son action qui n’est pas naturelle mais technique, acquise par apprentissage et approfondie par la pratique quotidienne. Cela demandera un effort, et même un engagement durable dans l’effort pour s’approprier la technique et parvenir à ses fins.
Le travail humain est social dans ses buts mais personnel dans son exécution.
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Comme le travail qui fait advenir l’enfant dans lequel on se cherchera un peu, le fruit de tout travail humain est le symbole de l’habileté et de l’engagement de l’homme. Il sera ou ne sera pas le témoin de notre implication sociale dans la création du monde commun.
- Textes Marx
Marx construit une définition du travail humain qu’il oppose à une analyse du travail inhumain (autre qu’humain) ou aliénant (destructeur de la forme humaine du travail). La première définition est en effet compatible avec le travail animal ou machinal, elle ne saisit pas le propre de l’homme.
Marx complète la définition du travail humain pour saisir ce qui en fait une activité proprement humaine : le travail est une activité productrice technique, subjective et sociale. Ce qui porte atteinte à cette richesse du travail humain l’aliène et en détruit la qualité.
b) Travail et subjectivité :
Qu’est-ce que la subjectivité ?
Le désir : « me fait persévérer dans mon être », manifeste ma vitalité, la projette dans des buts particuliers qui l’expriment.
Me fait tendre vers autrui pour construire quelque chose : une situation, une famille, une aventure, une histoire….
Le style : la façon de vivre et d’investir sa condition humaine dans ses activités. La singularité de l’appropriation des exigences et des savoir-faire. L’esthétisation des comportements et des conduites.
L’engagement : la force avec laquelle on porte un projet, le crédit qu’on lui reconnaît, l’application intellectuelle et morale avec laquelle on fait les choses.
Problème : le travail tient-il ses promesses subjectives ?
On pourrait s’étonner de poser la question : le travail humain fait l’objet d’une division, chacun sa part et le résultat pour tous. Il faut bien travailler pour faire pousser les plantes, fabriquer des objets utiles, organiser les échanges…ce qui compte c’est l’efficacité. Le revenu qu’on en tire n’est que la compensation de cette activité utilitaire, de façon à ce que chacun puisse profiter des fruits du travail de tous. Le travail ne serait pas fait pour me plaire, je le ferais pour servir. Le loisir au contraire me donnerait des satisfactions personnelles, du plaisir et de l’intérêt. Le travail me donnerait les moyens de survivre et le temps qu’il me laisse me permettrait de bien vivre.
Cette façon de voir les choses est sommaire, le travail est un moment de la vie, dont l’étendue est importante, il n’est pas seulement une conduite dédiée à la survie.
Un livre écrit pour mettre au jour la riche activité subjective dans le travail, en collaboration avec le CNAM.
Le rôle de la subjectivité à travers les exemples : la subjectivité est un terme qui regroupe les aspirations et déterminations de chaque individu en particulier, sa façon de penser, d’éprouver, de vouloir, liée à une histoire affective et sociale. Il ne faut pas en déduire une singularité absolue des individus, nous avons beaucoup de choses en commun mais nous sommes au carrefour d’influences et de formations qui nous particularisent. Cette subjectivité se mobilise au travail : c’est grâce à elle ou à cause d’elle que le travail nous semble passionnant ou douloureux, que nous sommes investi ou distant. Il y a une continuité entre la vie personnelle et professionnelle, la subjectivité fait le lien. Ainsi le brancardier éprouve de la compassion pour les patients qu’il transporte, il prend soin d’eux de ce fait, il plaisante pour les détendre.
Freud nous a montré que les hommes associent rarement le bonheur au travail, de façon d’ailleurs assez ingrate. En réalité ils lui doivent beaucoup : l’interaction avec les autres dans le travail leur donne l’occasion d’investir leurs désirs, de donner vie à leurs aspirations. À l’occasion de leurs interactions des effets de séduction ont lieu, clandestinement le travail procure aussi des moyens d’exprimer une forme d’agressivité mesurée, socialisée.
Dans la mesure où le bonheur est un équilibre fragile entre situation objective et état d’esprit, il est toujours difficile de le vivre durablement. Le travail crée les conditions de ce dernier pourtant : il nous aide à vivre en société, à discipliner nos pulsions, mais aussi à devenir persévérant , ce qui est tout à fait nécessaire pour acquérir les moyens de satisfaire nos désirs. Celui qui veut quelque chose doit construire les conditions de sa propre satisfaction, cela exige de savoir travailler.
De plus, il exige pour être réalisé un engagement des qualités personnelles, pas étonnant dés lors qu’on en attende : reconnaissance, développement et contentement. Est-ce bien ce qui arrive ? À quelles conditions peut-on espérer y parvenir ? Cela dépend-il de nous ? Et seulement de nous ?
Satisfactions subjectives /Intérêts sociaux :
Nietzsche est un philosophe qui a beaucoup effrayé les Bien-pensants au 19ème s et après, on le disait nihiliste c’est-à-dire ne croyant en rien, en fait il ne croyait pas dans les valeurs religieuses et morales présentes dans la culture de son époque (en partie encore présentes aujourd’hui en relation avec les doctrines religieuses). Ce qu’il leur reprochait était leur morbidité : elles étouffent la vie au lieu de la favoriser, elles découragent, condamnent les initiatives, culpabilisent sans fondement les individus qui ne sont pas responsables de tout. Ainsi Nietzsche critique l’idée de libre-arbitre, de responsabilité totale. Il écrit un livre intitulé Ainsi parlait Zarathoustra…dans le prologue il appelle l’esprit à suivre une métamorphose libératrice : d’abord soumis aux valeurs traditionnelles (religion, morale traditionnelle) tel un chameau qui porte un fardeau, il doit se faire lion pour le déchiqueter et rugir
sa puissance destructrice, ainsi l’esprit pourra devenir enfant inventeur à nouveau et joyeux. Nietzsche n’est donc pas tant nihiliste que rénovateur, révolutionnaire même, en appelant à une refondation de la culture.
Le texte proposé est centré sur le travail mais il est dans la continuité de cela : pourquoi faut-il travailler ? pour être sage, altruiste ? pour faire ce que les hommes puissants socialement nous demandent ? Pour conserver un monde qui nous oppresse ? Pour Nietzsche, le travail participe à ce monde où les valeurs sont inversées : la souffrance est valorisée et la joie est maudite. Aussi en appelle-t-il à vivre pour la joie, la sensation vitale de bien-être, la créativité, l’expression de soi-même sans contrainte.
De ce fait le texte réaménage la définition du travail que nous avions vu avec Marx. Ce dernier le pensait dans sa forme humaine spécifique et sociale, la détermination des tâches répondant aux besoins sociaux, nécessaires et superflus. Nietzsche élargit l’idée du travail : il l’assimile à l’activité en général par laquelle l’individu exerce sa force créatrice, productrice, expérimentant ses forces et exprimant ses désirs. Elle n’est pas forcément et directement sociale, mais elle agrandit l’humanité de ses innovations, de sa joie d’exister aussi. Le travail est alors créateur d’une autre culture où l’individu a une place différente, chacun étant un centre, un point d’initiative.
Nietzsche : le travail est pris dans une morale traditionnelle avilissante, humiliante, triste et hypocrite. On fait la chasse aux paresseux, on les culpabilise, on les rend responsables de tout.
En fait ce sont eux les créateurs de valeurs, ceux qui respectent la vie dans sa joie et son élan, ils ne sont pas paresseux mais ils gardent leur énergie pour les bonnes raisons de vivre.
Les 2 auteurs sont attentifs à différentes choses : Freud cherche à comprendre comment l’homme choisit entre la vie réelle et la vie rêvée, fantasmée plutôt , qui n’exige aucun effort. Nietzsche veut se libérer de cette morale qui soumet les individus à des objectifs qui ne sont pas les leurs. En fait on peut trouver un point de rencontre entre les deux : les individus ont intériorisé cette morale traditionnelle, c’est en partie leur surmoi dirait Freud, cela leur pèse parfois comme une censure trop exigeante en eux. La bonne santé psychique dit Freud est un équilibre : il faut renoncer à certaines pulsions mais ne pas s’interdire d’exulter parfois, pouvoir ressentir de grandes joies.
La pensée contemporaine fait elle aussi une place importante à la réflexion sur la subjectivité au travail : plus le but du travail est grand, important, reconnu, ou difficile, plus la subjectivité du travailleur peut s’investir et donc plus il est satisfait.
Cette réflexion nous amène à une dernière remarque : ce qui compte c’est la valeur, pas la production. Bien sûr nous humains devons la produire pour qu’elle existe et soit transmise, mais d’autres activités la font aussi exister. C’est cela que Nietzsche nous demande d’avoir à l’esprit.
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