Peuton parler de l’art ?

L’unité de l’art est une réalité problématique au regard de la diversité empirique des arts. Comment reconnaître une même nature à la sculpture et au théâtre ? Cette difficulté se double de la diversité empirique des œuvres. Comment unifier en un seul concept ou idée des œuvres, toutes singulières, aussi différentes que Lorenzaccio de Musset et le Scribe égyptien ? La simple observation n’apporte aucune réponse. Mais d’abord, qu’est-ce qui rend nécessaire la question ? La vie de l’amateur d’œuvres d’art ne la connaît pas. Il se délecte au contraire de la diversité ou de l’inattendu, de l’exotique ou du lointain, de l’ancien ou du contemporain, de ce qui fait rupture avec ce qui précède ou de ce qui le continue. Il voyage d’art en art, un jour le théâtre, un autre la sculpture, tels des continents différents qui n’ont en commun que de procurer des plaisirs. L’unité serait pour lui signe d’un appauvrissement, d’une diminution du champ de l’expérience, d’une uniformisation du plaisir pris aux œuvres.

Est-ce pour le linguiste que se pose la question ? On ne voit pas pourquoi, les mots changent de sens au cours du temps, il suffit d’en prendre acte, de saisir le fil ténu des transformations qui mène peu à peu d’un sens à l’autre. Est-ce alors pour l’historien ? On connaît la plasticité des concepts de l’histoire qui ramènent à une unité partielle des phénomènes pensés dans leur irréductible différence, tel le phénomène de la guerre. Lui aussi se contente d’une unité approximative des phénomènes et de leur représentation. La question ne se pose pas à l’artiste, habité d’une nécessité de créer qui se saisit d’un ou de plusieurs supports sensibles, et qui ne le justifie a posteriori que par les œuvres réalisées. Il est indifférent à la diversité des pratiques, ou bien il la dénie implicitement, pour Zola, Cézanne était un poète, il entendait par là qu’il était animé du désir impératif de créer. Delacroix, Chopin et Georges Sand se reconnaissaient comme les membres d’une communauté d’artistes, profondément liés par un même amour de l’art, sans que ce terme ne fasse réellement question, d’ailleurs il prend l’apparence de l’amitié subjective.

La question de l’unité de l’art se pose au philosophe, dans un acte de réflexion : lui seul se demande « qu’est-ce que l’art ? ». En posant la question de l’unité, c’est de l’essence qu’il s’agit, de la puissance propre de l’art. Aux confins du langage et de la technique, la question a pour enjeu l’autonomie des pratiques artistiques, l’affirmation de leur spécificité. L’œuvre est-elle autre chose qu’un bel ouvrage sans usage ou une composition symbolique à déchiffrer ? Peut-on affirmer qu’elle ressortit de l’art et non de la technique ou du langage ? Pour former ce concept d’art, unique, unificateur, il nous faudra examiner les arts institués socialement  : est-il possible de dépasser leur séparation ? N’est-elle qu’apparente, conventionnelle, ou bien ancrée dans la nécessité de façonner une matière ?

Nous tenterons une comparaison avec les langues, elles aussi profondément diverses, et cependant unifiables en pensée, dans la mise au jour de leur commune structure, et en acte dans la traduction de l’une vers l’autre. Les langues, en effet, partagent une même structure symbolique et une même intention de communiquer, et de ce fait tolèrent la traduction. Peut-on résoudre le problème de l’unité de l’art en utilisant ce paradigme ? Les arts ont-ils en partage une même cause, au sens de volonté productrice ; procèdent-ils d’une même espèce de travail ; visent-ils la même finalité ? Ces manifestations ne sont-elles que superficiellement distinctes et peuvent-elles se traduire l’une dans l’autre, comme le suggérait Baudelaire dans ses Correspondances ? Mais cette proposition entre en contradiction avec l’effectivité de l’expérience esthétique, dans la rencontre d’une œuvre. Les sensations produites par sa matérialité, l’expressivité opaque de ses figures, le sens proliférant provoqué par le jeu des formes, font de l’œuvre une réalité indépassable en un contenu spirituel déterminé ; nous faisons l’expérience au contraire d’une interprétation ouverte et indéfinie. Comment dès lors penser la transposer en une autre réalité sensible ?

Faut-il dès lors chercher en amont de cette distinction des arts ce qui les unifie, au point où s’origine la puissance d’inventer des formes qui font œuvre ? L’unité de l’art est-elle l’unité du sujet qui se projette ou se réconcilie dans l’œuvre ? Est-elle l’unité de l’œuvre qui remet en mouvement le sujet , le faisant interprète du monde ? Est-elle l’unité que forment sujet et monde dans une nouvelle approche où aucun ne prend le dessus ?

Guidés par cette idée de correspondance possible entre les arts, à la manière d’une traduction d’une langue vers l’autre, peut-on dépasser les différences empiriques et sociales des arts ?