Le Moi est-il un personnage de fiction nécessaire ? :

L’idée que nous sommes libres est ancienne et complexe : depuis l’Antiquité, elle est pensée à la fois comme l’essence de l’homme et sa fin, le point d’accomplissement à atteindre.

Le désir d’être libre, dit-on, est un des plus forts que nous connaissions. Il se confond avec le désir d’être soi, de déployer ce qui, en nous, attend son espace et son moment pour exister pleinement. Il est l’autre nom d’une vie individuelle tournée vers sa réalisation, il veut affirmer sa légitimité par l’évidence de sa présence active et volontaire. Le désir d’être libre comme affirmation de soi, présence actuelle et insistance à faire éclore ce qui s’y prépare. Quelque chose peut-il entraver un désir si simple, si légitime et fort à la fois ?

Il semble en effet que de multiples freins ou obstacles viennent lui briser les ailes. Un lien affectif bientôt m’oblige à réfréner mes aspirations pour être préservé, une situation sociale complexe m’amène à remettre à demain ce qu’il me semblait pourtant important de finaliser, un soupçon me prend que j’agis pour satisfaire un désir clandestinement embarqué dans ma subjectivité, un acte brutal de plus fort que moi met fin à mon autonomie ou une interdiction politique sournoisement malveillante me stoppe dans mon élan…bien trop de situations me viennent en tête décidément pour illustrer ces obstacles. Ces derniers me forcent à prendre conscience que ce que j’appelle liberté est plus complexe qu’il n’y paraît.

Pour mener à bien cette étude, nous pouvons nous appuyer sur la richesse du vocabulaire utilisé pour rendre compte de moments et situations recouverts par le mot liberté : autonomie, indépendance, solitude, caprice, maîtrise, contrôle… Agir librement, assouvir son désir de liberté, suppose plusieurs choses : que le choix soit libre et que les moyens soient accessibles. Ce qui suppose encore autre chose : d’abord l’existence des possibles, leur connaissance, leur imagination. Et donc les conditions qui créent tout cela.

Liberté d’esprit : 1. ne pas être soumis à autrui par la pensée (aliénation, minorité intellectuelle) 2. avoir les outils de la critique (méthode) 3 . avoir le souci de la vérité (attitude désintéressée)

Liberté de choix : 1. être capable de concevoir des possibles (éducation) 2. avoir le courage de son autonomie (majorité et solitude de conscience)

Liberté de faire : 1. avoir l’intelligence des moyens (maîtrise des moyens techniques) 2. vivre dans un contexte où les moyens sociaux sont également répartis (égalité) 3. créer les conditions de son existence sociale (indépendance dans l’interdépendance)

Il semble donc que la liberté soit aux deux bouts du chemin : D’abord au début, dans le désir d’être soi, d’affirmer cette part singulière d’humanité qui est la nôtre, cette énergie d’habiter le monde à notre manière, on peut appeler ça la conscience si l’on veut, ou la nature, peu importe le nom. Cette aspiration à la liberté va demander des efforts et de la persévérance pour être réalisée. La première démarche nécessaire est celle du dépouillement : se défaire de nos héritages les plus aliénants, les connaître et les rejeter. Cela n’est pas simple. La seconde démarche est technique : comment rallier les outils pour mener à bien concrètement les choses, atteindre notre but. Beaucoup de travail en perspective. Alors à la fin, peut-être, au terme de ce processus de libération, trouvera-t-on la liberté, aussi concrète qu’un être en devenir, aussi fragile qu’un être en relation.La question de la liberté est une question à la fois théorique et pratique : elle demande si la nature humaine contient cette possibilité (être libre) et si elle eut l’exercer. Ainsi la démonstration de sa présence se fait soit théoriquement soit pratiquement, par ses effets. Ainsi Saint Thomas se fie à la vie concrète des hommes : ils apprennent, ils changent leur façon de faire quand on leur donne des conseils, ils sont attentifs aux conseils car ils savent qu’ils peuvent les suivre, ils semblent avoir le pressentiment de leur liberté. Ici la liberté est la capacité de changer, d’être autre, de faire autrement, de devenir. Cette capacité met en question l’idée d’une nature humaine, idée trop statique, éternelle. Elle nous ferait davantage accepter l’idée de condition humaine, de vie prise dans des conditions qui en changent la forme et les limites.

Un changement très important dont nous sommes capables est l’apprentissage. Descartes le constate et va en tirer toutes les conséquences. Oui, « il nous a fallut être enfant avant que d’être homme », c’est-à-dire que nous avons subi notre état enfantin, à la merci des autres, protecteurs et formateurs aussi, mais nous avons en nous la capacité de douter et de reprendre notre réflexion. Suivant les Stoïciens, Descartes affirme et montre par sa démarche que nous sommes maîtres de nos pensées : nous pouvons « faire table rase » de nos vieilles opinions et nous abstenir de juger pendant nos nouvelles recherches. Ce n’est pas naturel bien sûr, et peu commun, de douter de tout ce qu’on nous a appris, et d’ailleurs dit Descartes ça ne convient pas à tout e monde, mais c’est possible : il suffit de se convaincre des bonnes raisons qu’il y a à le faire. Par exemple, je peux douter de mes sens car il me trompent parfois (illusion d’optique : quand je plonge un bâton droit dans l’eau, je le vois tordu à travers la surface) : cela ne veut pas dire que je ne le vois plus, mais que je peux faire l’effort de ne pas croire à ce que je vois. Cette contrariété que je m’impose à moi-même est un exemple de ma liberté en acte, je ne subis plus la vie de mon corps comme un destin. De même dans ma conduite, je peux décider de prendre comme principe une règle que je trouve raisonnable : par exemple « ne pas faire de promesse », car je ne peux pas maîtriser les événement et peut-être ce que j’ai promis se révélera absurde ou dangereux demain. Pour Descartes je suis donc responsable de ma pensée et de ma conduite car je suis libre, en fait les 2 choses se prouvent l’une par l’autre, réciproquement.

La question de la liberté suppose donc qu’un Je, un Moi, mène la démarche, ai de la volonté, et fasse l’action par lui-même. Un auteur qui invente les raisons d’agir et les moyens de mener ces actions. Or cette idée du Moi rencontre quelques problèmes afin d’être établie. Pascal en montre le caractère évanescent : il n’est jamais le même, il change avec le temps, les accidents. L’expérience de l’amour est décisive : je ne parviens pas à dire exactement qui est la personne que j’aime : ce Je est-il un corps ? Une âme ? Tout cela change sans cesse, et je prétends continuer à aimer quand même ce Je, mais qu’est-ce qui reste ? Le Moi est censé être une réalité stable et identifiable, mais cela est difficile à certifier, ni le corps ni l’esprit ne sont stables. Je crois en ce Moi, cela est certain mais je ne sais pas ce qu’il est, et donc qu’il est.

Hume, philosophe écossais du 18 ème s, va approfondir cette idée : le Moi n’existe pas dit-il, il est impossible de le démontrer. Quand je regarde en moi-même je vois un flux de pensées conscientes, mais dont je ne saisis pas l’unité, une pensée chasse l’autre, sans cesse. D’ailleurs quand une idée devient fixe, comme on dit, cela cause une souffrance, ce n’est pas habituel et supportable. Je pense certes, mais Je n’est jamais une pensée. Je crois que Je pense, mais de fait ça pense, les pensées se succèdent en moi mais je ne sais pas qui pense tout cela et si même c’est toujours le même. Donc Je crois en Moi, c’est pratique mais ce n’est pas une idée claire et distincte, je ne sais trop à quoi j’ai affaire…

Hume est un philosophe empiriste, c’est-à-dire qu’il raisonne à partir des expériences sensibles qui sont faisables par l’homme. Nous ne faisons pas l’expérience de notre être stable et constant, d’un Je qui serait toujours le même à travers le temps, nous ne faisons que l’expérience de la diversité des pensées, donc le Moi-Je n’existe pas.

Cette mise en question de l’homme centré sur sa conscience de soi lucide et libre, l’homme classique, sera menée à son terme avec Freud : une partie de notre pensée est inconsciente, insoupçonnée et déterminée par le passé de notre vie affective. L’inconscient est un concept qui contient cette idée : nous devons compter avec une charge affective qui sous-tend notre vie spirituelle présente. Notre façon de penser, d’aimer, d’éprouver les situations, de désirer et vouloir, sont en lien avec une suite d’expériences affectives qui nous ont marqué durablement. Il est vain de croire que le Moi fait ce qu’il veut à partir de sa seule conscience, il se fait des illusions sur lui-même s’il ignore l’existence de l’inconscient. Le Moi est le résultat d’un compromis entre le Surmoi et l’inconscient : il a choisi d’être quelque chose qui est acceptable au nom des valeurs qu’il a intériorisé. Ce qui trouble cet idéal est censuré avec plus ou moins de succès. Les tensions que cela implique amène le Moi a des compromis renouvelés tout au long de sa vie.

Faut-il conclure de tout cela que le Moi étant une réalisation en devenir et liée à un déterminisme psychique, sa liberté d’ action n’existe pas ?

Les questions du Moi et de la liberté sont donc intimement liées, dans la mesure où pour être libre il faudrait être quelqu’un de stable qui a la puissance de penser et d’agir par lui-même, d’être l’auteur et acteur du scénario conçu en soi. Cette représentation de l’homme libre nous l’avons nommé représentation classique de l’homme ( car elle est portée à partir de l’âge classique par un philosophe comme Descartes). Nous avons vu les critiques que cette idée doit affrontée : critique empiriste d’abord ( soutenue par le philosophe Hume), puis critique déterministe ensuite( soutenue par le scientifique Freud). Cette dernière critique avait déjà été évoquée par Spinoza, au 17ème s donc presque de façon contemporaine à son exposition.

Spinoza affirme en effet que l’homme « n’est pas un empire dans un empire », c’est-à-dire un être fermé sur lui-même, totalement autonome et souverain, mais au contraire une petite partie d’un Tout. Son dynamisme (c’est-à-dire sa volonté, son désir) prend sa source dans un monde naturel qui le dépasse et le traverse de sa nécessité. Comprendre qui nous sommes, au titre de cette existence partielle, est notre seule issue, notre lucidité nous rendra actifs. Comprenant ce qui nous détermine nous pourrons vivre en accord avec notre nature. Cela ne nous empêche pas de désirer, « le désir est l’essence de l’homme » écrit Spinoza, mais lucidement, réalistement, efficacement. Que penserions-nous d’une pierre qui croirait qu’elle tombe selon sa propre volonté ?! l’individu qui affirme son libre-arbitre lui est tout à fait comparable dit Spinoza, nous avons conscience d’agir mais nous ne connaissons pas immédiatement la cause de nos actions. On voit comment les critiques de Spinoza sont proches de celle de Freud, bien plus tard.

Mais le Moi nous reste cher, c’est une croyance dit Hume, certes mais fort utile. Il n’est pas stable et cohérent dit Freud, certes mais il est en construction dans le sens qui nous semblera possible et louable. De ce fait, le Moi est l’outil de l’action morale : il se construit en même temps que nous cherchons à concrétiser notre action morale. Je suis courageux signifie en fait J’agis maintenant en vertu de cette idée de courage qui me tient à coeur. Sartre tente une synthèse qui permet de dépasser les problèmes évoqués : certes le Moi n’est pas tout puissant, il lui faut compter avec la nécessité, l’adversité des choses qui s’imposent à nous par leurs causes matérielles indépendantes de notre volonté, mais le sens et la valeur de notre action est a inventée. Même si je suis malade, je peux agir de telle sorte que mon existence prenne sens et valeur, le malheur n’est pas une conséquence de la nécessité, c’est l’épreuve à surmonter ou à intégrer à notre existence. D’ailleurs c’est grâce à cette réalité que tous nos désirs trouvent satisfaction.

Un homme libre est d’abord un homme, non un être irréel séparé du monde. Il convient de s’en souvenir.